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«La tour Eiffel» de Chagall restera finalement au pays

Coup de théâtre. Après avoir persisté malgré le tollé public, critique et muséal à sortir de sa collection et vendre le tableau La tour Eiffel (1929), de Marc Chagall, le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) a reculé jeudi. 

« Puisque le Saint Jérôme de David [que le MBAC voulait acquérir au prix du Chagall] ne risque plus de quitter le pays, le conseil d’administration en est venu à la conclusion qu’il n’était plus nécessaire de vendre La tour Eiffel […] comme il avait été prévu. La tour Eiffel demeurera donc au sein de la collection nationale » a annoncé le musée, dans une lettre ouverte non-signée envoyée en début de soirée. « Nous avons été sensibles aux débats passionnés des derniers jours et nous nous réjouissons de l’attachement du public pour la collection nationale », conclut la missive.

Les observateurs du marché international de l’art questionnés par Le Devoir croient que l’annulation d’une telle vente n’est possible qu’en payant une part estimée de la commission que Christie’s aurait obtenu lors des enchères du 15 mai à New York. Une pénalité probablement supérieure au million de dollars. Mais les contrats variant énormément d’un cas à l’autre, il est également possible que des clauses spéciales d’annulation aient été négociées en amont.

Le MBAC voulait, par la vente aux enchères de ce Chagall dont il espérait tirer quelques 8 à 10 millions, financer l’acquisition d’un autre tableau, le Saint Jérôme (1779) de Jacques-Louis David, afin de « sauver cette oeuvre patrimoniale » et de l’empêcher de quitter le Canada. Or, l’intervention de la ministre de la Culture Marie Montpetit, qui a émis le 23 avril un avis d’intention de classement patrimonial sur le Saint Jérôme, fauchait aux pieds les raisons initiales de la vente du Chagall. Le dossier a soulevé plusieurs questions sur la gestion des collections muséales et du patrimoine, ainsi que sur la procédure suivie dans ce cas particulier par le MBAC.

Sortir un Chagall du pays
Parmi ces questions, comment le tableau de Chagall a-t-il pu sortir si vite du pays ? Le diable est dans les détails : ici, il surgit d’un timing, d’une chronologie. Le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) tenait à ce que le tableau soit monnayé vite chez Christie’s, précisément à la vente de mai — une des plus payantes de l’année avec celle de novembre. Or, l’offre déposée pour le Saint Jérôme de David en décembre devait se conclure, argent sonnant et trébuchant à l’appui, le 11 juin 2018. Calculez le délai : le Chagall ne pouvait techniquement se permettre l’arrêt de deux à six mois, quasi obligatoire pour les tableaux de maîtres qui sortent du pays, par la Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels (CCEEBC). Le Musée des beaux-arts du Canada savait-il à l’avance qu’il pourrait éviter cette étape, ou a-t-il pris un risque, mettant un Chagall en jeu ?

Experts et muséologues consultés par Le Devoir estiment qu’il était impossible de prévoir que La tour Eiffel éviterait comme il l’a fait la CCEEBC, ce mécanisme de protection du patrimoine du pays. Au contraire. « Je suis un ancien membre de la CCEEBC », indique Alain Lacoursière, ancien « policier des arts » devenu courtier d’oeuvres, qui y a officié de 2014 à 2017. « Je dis qu’aujourd’hui qu’il faut enlever le mot “exportation” dans le terme “Commission d’exportation”, tabarnak, parce que si c’est comme ça, la commission ne sert plus à rien ! Le Chagall aurait dû y passer ! »

La CCEEBC, entité indépendante, « détermine si les biens culturels sont d’un intérêt exceptionnel et d’une importance nationale en vue de protéger et de préserver le patrimoine […] du Canada ». Pour ces biens, elle impose un délai variant de deux à six mois avant de leur permettre de sortir du pays, tentant d’abord de trouver une organisation publique qui l’achèterait à un juste prix. Aucun mécanisme présentement ne permet d’obliger un bien culturel à rester au Canada. Au mieux, la commission peut reporter une exportation.

Or, La tour Eiffel de Chagall ne s’est pas rendue à la CCEEBC. Car pour ce faire, un expert-vérificateur doit refuser la licence d’exportation. L’Art Gallery of Ontario (AGO), expert-vérificateur de La tour Eiffel, a en octroyé une, et permanente de surcroît. Comment l’AGO a-t-elle pu conclure que ce « bien ne présente pas un intérêt exceptionnel et qu’il ne revêt pas une importance nationale », comme le mentionne la loi ? Sur quelle base ? Mystère. « J’ai bien peur que personne de l’AGO ne va commenter ce sujet », s’est contentée de répondre la relationniste du musée. Rappelons que l’AGO possède deux des trois huiles de Chagall qui demeurent dans le domaine public au pays, Over Vitebsk (1924) et Le violoniste rouge (date de réalisation inconnue).

   

Vice de forme

Selon la loi, « l’expert [vérificateur] n’est pas tenu de fournir les raisons pour lesquelles il recommande à l’Agence des services frontaliers de délivrer la licence [d’exportation]. Des motifs sont requis seulement lorsque la recommandation veut que la licence soit refusée », précise Patrimoine canadien. Alors que l’expert-vérificateur doit légalement informer sans délai la CCEEBC de sa recommandation, il ne l’a pas fait ici, comme l’indiquait un texte de l’agence QMI.

« Le MBAC a informé le Secrétariat de la CCEBC de son intention d’aliéner La tour Eiffel […] dans une lettre reçue le 21 décembre 2017 », a indiqué Rémi Caradot, de ce secrétariat. Rappelons qu’à cette date, le Chagall était encore offert en première instance aux autres musées canadiens, qui avaient jusqu’au 9 janvier pour signaler leur intérêt à l’acheter avant que le MBAC puisse l’exporter.

Le Secrétariat a rappelé par écrit au MBAC le 1er février que c’est Patrimoine canadien qui administre le système de contrôle des exportations. Et « le 22 mars 2018, le Secrétariat et la Commission ont appris du site de Art Market Monitor que le tableau avait quitté le pays […]. La Commission n’a eu aucun rôle à jouer dans ce dossier. »

Calendrier

Le conseil d’administration du MBAC a voté la décision d’aliéner le Chagall pour financer l’achat du David en décembre, selon une entrevue du directeur Marc Mayer à Canadian Art. Monseigneur Denis Bélanger, de la Fabrique, a confirmé au Devoir que l’offre, déposée le 11 décembre et valide six mois, indiquait noir sur blanc que le financement se ferait par la vente « d’un tableau important du XXe siècle ».

Pour être mis en vente en mai, un tableau doit être laissé à Christie’s mi-janvier, afin que la maison d’enchères puisse authentifier l’oeuvre, la photographier, préparer le matériel et les textes promotionnels.

On peut conclure que le MBAC a agi dans la précipitation ; une précipitation auto-infligée.

Perception
Dans ses lignes directrices sur l’aliénation, l’Association des musées canadiens souligne que de telles décisions, si elles sont contraires à l’éthique, ou perçues comme telles, « peuvent avoir des conséquences importantes et souvent fâcheuses pour votre institution […]. En voici quelques-unes : la perte ou la diminution de la confiance de votre communauté ; une publicité défavorable ou négative qui nuit à la capacité de l’institution d’obtenir du financement ; des incidences négatives sur les relations de travail avec les autres institutions qui pourraient refuser de collaborer avec votre institution ou de lui prêter des objets ».

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https://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/526239/precipitation-et-vice-de-forme-dans-la-vente-du-chagall

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