Depuis vendredi matin, depuis que ma chronique « J’espère que Mike Ward va gagner en Cour suprême » a été publiée, ma messagerie croule sous les messages de lecteurs déçus qui m’accusent d’être pour les humoristes qui insultent les enfants handicapés.
Eh, misère…
J’avais oublié que l’ère était aux référendums sur les individus.
J’aime X, alors X a raison, tout le temps.
Je n’aime pas Y, alors Y a tort, tout le temps.
J’avais oublié, alors je vais poser le problème autrement. Oubliez Mike Ward, oubliez Jérémy Gabriel.
Pensez à SLĀV, pensez à Kanata, pensez à Adil Charkaoui.
***
La question n’est pas de savoir si Mike Ward a tenu des propos dégueulasses sur Jérémy Gabriel, qui était alors un enfant handicapé ayant eu des années auparavant un tour de chant devant le pape Benoît XVI.
Faire du kilométrage humoristique sur le dos de Jérémy Gabriel était dégueulasse. Je l’ai dit en 2015, et je l’ai dit à Mike Ward de vive voix lors d’une entrevue aux Francs-tireurs.
Non, la question dans la judiciarisation de l’affaire Gabriel c. Ward, c’est de savoir si ce genre de propos doit être tranché par la Commission des droits de la personne et le Tribunal des droits de la personne.
Je crois que non. Et je ne suis pas le seul : le débat a fait rage au Canada anglais, il y a une décennie de cela.
Chaque province canadienne a son tribunal des droits de la personne. Le fédéral en a un aussi. Ce ne sont pas des instances inutiles. Mais ce ne sont pas des instances où l’on devrait régler des cas de liberté d’expression.
Dans les années 2000, en Colombie-Britannique, en Alberta, en Ontario et en Nouvelle-Écosse, ces commissions et tribunaux ont été instrumentalisés d’une façon nouvelle : pour faire taire des journalistes, des médias et un caricaturiste qui tenaient des propos jugés discriminatoires, offensants ou haineux.
Par qui ?
Par des islamistes.
Plutôt que de passer par des tribunaux « réguliers » — l’équivalent de la Cour supérieure québécoise dans ces provinces — pour monter des causes de diffamation, des islamistes sont passés par les commissions et les tribunaux des droits de la personne pour tenter de museler Maclean’s, le Western Standard et le Chronicle Herald.
Pourquoi ?
Parce que passer par les tribunaux « réguliers » pour monter une cause de diffamation est un processus d’une rigueur plus grande que ce qu’on retrouve dans les commissions des droits de la personne et leurs tribunaux. On y applique des tests que n’appliquent pas les tribunaux des droits de la personne.
Je vais citer longuement le chroniqueur Andrew Coyne, alors chez Maclean’s en 2009, sur le manque de rigueur des tribunaux des droits de la personne : « Les commissions des droits de la personne ont été conçues comme une sorte de police et de système judiciaire parallèles, sans les garde-fous procéduraux, les règles de preuve et l’expertise professionnelle des vrais tribunaux […]. Les tribunaux des droits de la personne peuvent accepter le ouï-dire, ou ignorer le dévoilement de la preuve, à volonté. La défense de commentaire loyal ne s’applique pas. Les frais des plaignants sont payés par la commission des droits de la personne, alors que leurs cibles doivent payer leurs propres frais judiciaires. Rien de ceci n’est accidentel, c’est voulu – protéger les droits de la personne était jugé si urgent qu’il fallait se libérer de vieilles notions comme la règle de procédures justes [due process]. »
Aucun tribunal « régulier » n’aurait interdit à un média canadien de publier les fameuses caricatures de Mahomet du concours danois. C’est pour ça que les islamistes albertains sont passés par le Tribunal des droits de la personne de l’Alberta pour sanctionner le Western Standard, qui les avait publiées : parce que c’est plus facile que dans un tribunal « régulier ».
Autre exemple ? En 2008, le magazine Maclean’s a été traîné devant le Tribunal des droits de la personne de Colombie-Britannique pour avoir publié des extraits d’un livre de Mark Steyn critique face à l’islam. Le plaignant alléguait que Maclean’s l’exposait, comme musulman, à la discrimination.
L’avocat de l’Association canadienne des journalistes et de la BC Civil Liberties Association avait alors déclaré, au sujet de ce procès : « Nous considérons qu’un tribunal des droits de la personne ne devrait pas décider quel type d’expression est acceptable ou pas au Canada. Cela mine la conduite de discussions sur des enjeux importants, comme la race ou la religion, par les journalistes et par le public. »
Est-ce qu’un tribunal des droits de la personne devrait trancher dans des affaires de liberté d’expression ?
Non, selon Manon Savard, la juge dissidente de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Gabriel c. Ward.
Dans ses 44 pages de dissidence, la juge pose explicitement la question de la compétence du Tribunal des droits de la personne : le Tribunal des droits de la personne, écrit-elle, a prétexté la discrimination pour traiter ce qui est une affaire de diffamation, dans la saga de Jérémy Gabriel…
Ce qui n’est pas du ressort d’un tribunal des droits de la personne.
Personnellement, je m’opposais à ce qu’un tribunal des droits de la personne tranche des affaires de liberté d’expression bien avant l’affaire Gabriel c. Ward : dès 2008, j’ai chroniqué là-dessus, quand des islamistes de Nouvelle-Écosse ont voulu punir un caricaturiste de Halifax.
Encore là, comme Jérémy Gabriel, les islamistes ont voulu faire passer de la diffamation pour de la discrimination.
Pourquoi ?
Je le répète : parce que les commissions des droits de la personne ont le reproche pas mal plus facile que les cours « régulières ».
***
La vague de plaintes d’islamistes au Canada anglais en 2008 n’a jamais débouché sur une cause qui s’est rendue jusqu’en Cour suprême.
Dans Gabriel c. Ward, la Cour d’appel a tranché : oui, on peut utiliser une commission des droits de la personne — et son tribunal — pour régler ce qui est affaire de diffamation, en élargissant au possible la notion de discrimination…
Ça, c’est une pente glissante.
Ça, c’est la porte que cherchaient à ouvrir les islamistes du Canada anglais pour fermer la gueule aux médias dont ils n’aimaient pas les propos sur l’islam.
Alors, quand je dis que j’espère que Mike Ward va gagner en Cour suprême, ce n’est pas — je me sens nono d’avoir à préciser ça, mais bon… – parce que je suis en faveur des injures faites aux enfants handicapés. Come on.
J’espère que Mike Ward va gagner parce que s’il perd, les commissions des droits de la personne vont se croire autorisées à commencer à accueillir des plaintes pour les discours publics jugés « discriminatoires », dans les journaux, dans les théâtres, dans les télés, dans les radios. Sur Facebook ?
Tenez, un exemple : vous avez été excédé par l’enflure dans le débat sur Kanata et SLĀV, à l’été 2018 ?
Imaginez ce débat avec une Commission des droits de la personne dans le décor qui accueille les plaintes contre Robert Lepage, « discrimination » avec amende à la clé…
Donc, vous qui salivez à l’idée de voir Mike Ward « payer » pour ses propos dégueulasses sur Jérémy Gabriel, dites-vous une chose : si Mike Ward perd en Cour suprême, tous les Adil Charkaoui de ce pays risquent de commencer à essayer de passer par les tribunaux des droits de la personne pour réussir à faire taire ceux qu’ils n’arrivent pas à faire taire par la bonne vieille Cour supérieure — parce que ce sera plus facile de punir la « discrimination » et la « haine ».
Vous voulez vivre dans ce régime-là ?
Pas moi.
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