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«Regard sur Juliette» de Kim Nguyen: si loin, si proche

L'oeil éteint, la mine impassible, Gordon traîne son désarroi amoureux dans un Detroit gris au possible. Travaillant pour une firme de sécurité, le jeune homme opère des hexapodes, ou robots de surveillance, qui quadrillent le parcours d’un pipeline situé dans un pays d’Afrique du Nord non identifié. Un jour apparaît sur son moniteur Ayusha, une jeune femme qui compte fuir avec son amoureux avant que ses parents la marient de force à un autre homme. Ému par le sort d’Ayusha, qu’il a surnommée « Juliette » avant de se manifester à elle, Gordon décide de l’aider par l’entremise des hexapodes. Prémisse originale pour Regard sur Juliette sur lequel revient son auteur, Kim Nguyen.

Dévoilé dans la section Venice Days au Festival de Venise, Regard sur Juliette (V.F. de Eye on Juliet) fut tourné au Québec, maquillé en ville américaine impersonnelle, et au Maroc, où le cinéaste a imaginé un pays fictif. Mais avant d’en arriver là, l’histoire inusitée de Gordon (Joe Cole) et Ayusha (Lina El Arabi) mit un moment à prendre forme.

« Le scénario a connu plusieurs itérations, a beaucoup évolué », explique Kim Nguyen, joint à Bruxelles où il planche sur le montage sonore de son prochain film, The Hummingbird Project, qui met en vedette Jesse Eisenberg, Alexander Skarsgård, Salma Hayek, et qu’on attend fin 2018.

Solitude tous azimuts

Au gré des versions, le cinéaste finit par mettre le doigt sur ce qui l’animait. « J’avais le désir de projeter quelque chose à la limite du surréalisme. Quelque chose qui aborderait, voire confronterait différents enjeux que j’observais dans les zeitgeist, dans l’air du temps. Je pense au thème de la solitude, qui m’habitait depuis un tournage précédent, en Afrique du Nord [La cité]. Je sentais que les hommes et les femmes avaient de la difficulté à communiquer. »

Kim Nguyen percevait un phénomène similaire en Amérique, mais avec des causes tout autres. « Ici, cette solitude et cette incommunicabilité me semblaient tenir davantage à de nouvelles moeurs, comme le speed dating, et surtout les applications comme Tindr. La rencontre homme-femme est devenue très technique et inductrice de cet autre type de solitude. »

Ainsi, le film oppose-t-il cet isolement qui découle, d’un côté, des traditions et de la religion, et de l’autre, de la technologie et d’un individualisme forcené : des contraires qui produisent le même résultat.

« En toile de fond, durant cette période, j’étais comme tout le monde, témoin des interminables tensions et guerres au Moyen-Orient, de l’usage de drones… Tout ça s’est mélangé pour donner Regard sur Juliette, qui est donc en fin de compte une réflexion sur la solitude au XXIe siècle, avec lesdits conflits en toile de fond. »

Machine humaine

Avec le personnage de Gordon qui communique avec Ayusha par le biais de cette espèce de petit robot-araignée, le piège d’un film à « gimmick » était réel. Le cinéaste sut l’éviter de diverses façons, notamment en offrant très tôt une scène qui anthropomorphise les machines. Alors que Gordon et son collègue se taquinent dans leurs locaux de Detroit, à l’écran, on voit leurs hexapodes respectifs cheminer le long du pipeline, comme si c’était ces derniers qui s’asticotaient.

« C’est un hommage aux droïdes dans les premiers Star Wars, R2D2 et C3PO », confie Kim Nguyen, ajoutant du même souffle que cette scène-là existe depuis la toute première version du scénario.

« George Lucas a eu un beau flash à l’époque de Star Wars en ayant pour parti pris que toutes ces technologies du futur qu’il inventait étaient déjà périmées dans le contexte du film : les robots qui tombent en panne, le Milennium Falcon en constant besoin de réparations, etc. Les drones de Regard sur Juliette, les hexapodes, c’est déjà une technologie dépassée dans le cadre de l’intrigue. Cette désuétude et ces défauts les humanisent. »

Des bris inopinés qui deviennent en outre tantôt source d’humour, tantôt de suspense.

Suggérer la proximité

Ce film, le sixième long métrage de fiction du réalisateur de Rebelle, s’avéra son plus grand défi formel. « C’était à la fois stimulant et effrayant. J’avais deux personnages qui sont séparés par 6000, 7000 kilomètres, et je devais peu à peu, grâce au langage cinématographique, créer l’illusion qu’ils sont face à face. Avec l’équipe, on a appliqué cet usage du langage cinématographique de façon dictatoriale pour les rapprocher de plus en plus. »

Les hexapodes, c’est déjà une technologie dépassée dans le cadre de l’intrigue. Cette désuétude et ces défauts les humanisent.

« Ces deux personnages se parlent par le truchement d’un petit robot, et on veut que l’émotion passe… Comment y arriver ? On s’y est pris de différentes façons “invisibles”. Par exemple, on a filmé les acteurs, chacun dans sa partie du monde, comme s’ils se trouvaient dans le même espace, dans la même pièce. On a choisi des teintes désertiques pour la base de contrôle où travaille Gordon, qui est assis devant ses écrans. On a disposé des lignes d’horizon derrière lui. On a surélevé son écran principal pour qu’il ait à lever la tête pour le regarder. Ce qui fait en sorte que quand on passe à Ayusha, qui elle regarde le robot au sol, donc vers le bas, on a l’impression que leurs regards se croisent. C’est renforcé quand on a le point de vue de l’hexapode, cadré en utilisant le même axe que pour Gordon. »

Puis, graduellement, on passe de moins en moins par le robot, à l’image, lorsque les deux personnages se parlent, renforçant cette impression de proximité.

Si loin, si proche.

Regard sur Juliette sera à l’affiche le 20 avril.

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