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En 1962, "Aznavour et son clan" photographiés par Izis

Paris Match n°669, 3 février 1962

Aznavour : un seul amour, son clan

Par Robert Colin, photographies Izis (Reportage Colette Porlier / J.-C. Verots)

A trente-six ans, Charles Aznavour, auteur et compositeur de chansons qui ont fait le tour du monde du tour de chant, se révèle un grand acteur, un « monstre sacré », un « visage qu'on ne peut oublier » dans le nouveau film d'André Versini, « Horace 62 ». Le petit chanteur à la voix plaintive avait déjà étonné le public lorsqu'il incarnait, bouleversant de naturel, le soldat juif d '« Un taxi pour Tobrouk ». Cette fois, sur un thème renouvelé de Corneille, il est l'Horace d'une tragédie moderne. C'est une histoire de Corses qui se déchirent, l'éternelle aventure de ces petits groupes humains indissolubles qui semblent remonter du fond des âges : les clans. Aznavour, lui aussi, appartient à un clan, à une famille aux vertus patriarcales dont il est devenu, par sa réussite et sa fortune soudaine, en quelque manière le chef. C'est dans son vrai décor familial, loin des fastes et des mondanités, que nous avons vu vivre cet Aznavour insolite, mais vrai.

La brebis jouait avec son agneau doré. Madame la Lyre, drapée dans sa robe bleu ciel comme une vierge d'Asie, regardait cette sérénité avec ses beaux yeux sombres en fête. Elle aperçut Misha qui trottait de la grange à la vigne, de la vigne au jardin, du jardin à la brebis.

— Misha, dit-elle, je crois qu'il va être onze heures, tu devrais te changer.

Misha passa sa main noueuse mais fine sur son vieux pull jaune serin à col roulé, rajusta son béret, fit une grimace tendre et malicieuse.

— Tu as raison, Knarr. (Knarr, en arménien, signifie « la Lyre ».)

Misha est revenu avec son blouson feuille morte des dimanches. Tous les deux, ils guettent, le regard tourné vers la route Napoléon, devant le petit mas blanc aux volets bleus, le retour de l'enfant prodigue. Non, prodige. Le voici. Il saute d'une Dauphine de location gris poussière, couvre de baisers le visage satiné de maman Knarr, et papa Misha.

« On veut le voir dans "Horace 62" comme on l'a vu dans "Un taxi pour Tobrouk". Regardez son visage, photographié par Izis. Le petit homme du music-hall est maintenant devenu un "monstre sacré" » (Paris Match n°669, daté du 3 février 1962)
« On veut le voir dans "Horace 62" comme on l'a vu dans "Un taxi pour Tobrouk". Regardez son visage, photographié par Izis. Le petit homme du music-hall est maintenant devenu un "monstre sacré" » (Paris Match n°669, daté du 3 février 1962) © Izis / Paris Match

Charles Aznavour, trente-six ans, l'auteur de 450 chansons, champion de France du tour de chant (500 000 francs par soirée), champion du disque 33 et 45 tours, acteur de cinéma, est venu fêter, dans le modeste domaine de 5 hectares qu'il a acheté, il y a trois ans, à Mougins (Alpes-Maritimes), les quarante ans de mariage de deux acteurs moins connus : Knarr et Misha Aznavourian.

« Viens, patron, que je te montre le domaine », dit Misha.

Et à travers les dépendances, le pré de la brebis, la vigne du vin, c'est la visite du fils-maître.

Devant le champ et devant la vigne la table est rustiquement dressée. Aznavour a voulu que Patricia, sa fille de quinze ans, soit assise à côté de lui. Avec le vieil Aznavourian, ils contemplent le domaine. Madame la Lyre est à un bout, et Aïda Aznavour, la soeur de Charles, chanteuse, elle aussi, et de la même voix, à l'autre extrémité. C'est la table de Noé, tous les animaux du petit monde Aznavourian sont là — ovins, canins, félins, passereaux — qui apportent au festin les miettes de leurs coeurs d'animaux simples.

Il faut savoir qu'Aznavour avec ses grands yeux tristes et doux qu'il a pris à maman Lyre, avec son nez rectifié par un chirurgien sculpteur mais cyranien encore, avec ses fossettes toujours en mouvement, stigmates — dit l'histoire — des débuts difficiles, Charles Aznavour offre l'image d'un grand enfant de trente-six ans qui n'aurait jamais souffert et serait bien le seul. Il regarde Misha et Knarr - la Lyre se regarder. Misha boit un tout petit peu trop, aujourd'hui, pour son âge, mais son vin le transfigure et tout à l'heure il va chanter des « Sayatnovas », de ces complaintes arméniennes qui portent le nom de leur auteur — l'Homère d'une patrie déchiré — et que lui, Misha Aznavourian, chantait de ville en ville, dans les années 20, du temps qu'il était troubadour en terre originelle. Knarr a les larmes aux yeux, car elle aussi elle se revoit, dansant et chantant sur les scènes d'Asie Mineure, dans des théâtres de misère. C'était entre les massacres de 1915 et ceux de 1923. Et Misha, mon Dieu, quel acteur ! A Stamboul, en octobre 1921, il jouait les princes avantageux dans « les Secrets du Harem ». C'est là qu'il connut Knarr. Elle avait seize ans, elle chantait dans les choeurs, ses yeux bleus levés au ciel.

La réussite lui a apporté un salon mais n'a pas vaincu sa mélancolie

« "Je me voyais déjà en haut de l'affiche", dit un de ses succès. Ce salon illustre sa réussite. Mais pour lui son luxe c'est le Steinway de ses débuts. Il l'a fait sculpter et dorer comme un carrosse » (Paris Match n°669, daté du 3 février 1962)
« "Je me voyais déjà en haut de l'affiche", dit un de ses succès. Ce salon illustre sa réussite. Mais pour lui son luxe c'est le Steinway de ses débuts. Il l'a fait sculpter et dorer comme un carrosse » (Paris Match n°669, daté du 3 février 1962) © Izis / Paris Match

Quatre mois après le coup de foudre, ils étaient mariés et il semblait que, pour eux, la vie ne serait qu'un voyage de noces sans fin dans les trains musulmans.

C'est à Smyrne que les massacres de 1923 les ont surpris. Il était écrit, ce jour-là, qu'il n'y aurait plus d'Arméniens sur la terre arménienne. Pour les Aznavourian, qui avaient décidé de se faire passer pour Russes, ce fut la fuite à Salonique et l'embarquement pour Marseille sur le bateau italien « Genova » lourd de souffrances. Charles Aznavour a bien de la chance. Il naît à Paris, sans terreur, sans mensonge, sous le vrai nom de ses ancêtres, qu'on a juste atrophié parce que, dans le commerce, il faut être pratique. Misha et Knarr « gèrent », rue du Cardinal-Lemoine, leur premier restaurant. Ils en géreront cinq, durant leur existence active. Au quartier Latin, à Belleville, ou bien rue Saint-Georges, cela s'appelle toujours le restaurant Caucase. A un moment, ils font marcher deux affaires. La seconde est à l'enseigne de « Caucase fils », pour conserver le nom du Sinaï des Arméniens. On y déjeune et dîne de toutes les cuisines. Mais Misha, l'incorrigible, fait dorer les côtelettes pojarsky et apprête les yalandje dolmas (feuilles de vignes farcies) en chantant « les Deux Guitares ».

C'est cela, la vraie source de poésie de Charles Aznavour, ces restaurants orientaux où fréquentent des compatriotes de toutes les nations, comme aussi, parce que le repas n'y coûte pas les yeux de la tête, des ouvriers du quartier, des étudiants et des intellectuels âgés qui ne sont pas arrivés à leurs fins. Imité par sa soeur, la blonde Aida, avec son nom de derrière les coulisses, Charles chante, danse, mime. Les clients disent très haut que cet enfant de la balle a du génie.

C'est la porte en face : l'école du Spectacle, rue du Cardinal- Lemoine. On y envoie Charles et Aida, dès l'âge de neuf ans. On y fait de tout, de la danse et du chant et de la comédie. Misha surveille ces études-là du coin de l'oeil tout en apprêtant ses mets. Et le dimanche, avec Madame la Lyre, il donne le bon exemple. Sur la scène du théâtre arménien, ils jouent « Archi mal Alan », le marchand d'habits, ou modulent des sayatnovas pour le souvenir des exilés.

— C'est bien beau, tout ça, s'écrie Charles Aznavour 1962, mais c'est attendrissant.

M. Lapata, un vieux cousin « monté » de Cannes pour participer à la fête, annonce qu'il va raconter une bonne histoire.

Charles proteste férocement.

— Merci, je les connais toutes. Il ne reste que les mauvaises.

L'histoire suit son cours, elle en appelle d'autres et durant un long, un très long moment, Aznavour fils s'évade, sa pensée s'est envolée au nord, bien loin des montagnettes parfumées aux herbes et semées de villas fleuries.

Charles Aznavour dans sa propriété de Galluis, en janvier 1962.
Charles Aznavour dans sa propriété de Galluis, en janvier 1962. © Izis / Paris Match

Il est dans une autre maison aux volets bleus, une « chaumière de milliardaire » à trois secondes d'Alfa Roméo de Montfort-l’Amaury, le village du Tout-Paris privé. C'est le ciel de Seine-et-Oise, la terre trop riche avec ses brebis Marie-Antoinette. A Galluis, le domaine de prestige de Charles Aznavour, tout est faussement vrai, l'allée est ornée de réverbères inutiles, les ardoises du toit ressemblent à des dalles, les dalles de l'atrium sont en ardoise. Un vrai traineau lapon glisse immobile sur une peau d'ours ou d'ourse. Il « transporte » des plantes vertes. Le piano est un vrai Steinway, mais habillé rococo, et pourquoi ? Un inconnu a peint le maitre, mais son Aznavour est un faux Buffet. La vérité est au parking : l'Alfa Roméo et la Mercedes de Charles, la Lancia d'Aïda, la quatre-chevaux de M. Eddie, le secrétaire.

Aznavour, à Mougins (Alpes-Maritimes) : « Maman, redonne-moi un peu de gâteau, celui qui n'a pas de dessin dessus. »

Maman-Lyre est au paradis. C'est « son » gâteau. Mais Charles le Terrible est déjà reparti. Il songe comme seuls les Orientaux savent songer (Assuérus ou Jézabel), éveillé et en vivant son rêve. Il sait que Tchou, son cuisinier chinois, est en train de se faire une omelette au lard, que M. Eddie prépare les détails de l'enregistrement qu'il donnera ce soir-même quand le Boeing de 17 h 10, à Nice, l'aura ramené à Orly à 18 h 15. Il voit son maitre d'hôtel buvant son scotch préféré avec son valet de chambre et ce point de détail le réjouit.

— Un peu plus de mirabelle, Charles. C'est la nôtre, tu sais, c'est moi qui l'ai faite. Tu vois ton prunier, là-bas ? Qu'est-ce qu'il a donné cette année !

Bravo pour le prunier, pour le figuier, pour le mûrier, pour l'amandier. Bravo pour Charles et pour Aida. Le père Aznavour se déchaîne. Il chante « Otchi tchernaïa » comme un vrai Cosaque et « Anaguila », vieille danse israélienne. Il chante pour Charles, et Charles écoute. Il se demande s'il est digne d'un tel père. Qu'est-ce qu'il a à mettre en face : « Tu te laisses aller », « Je me voyais déjà », « Sur ma vie » et tout ce qu'il a écrit pour Piaf, pour Montand, pour tous ceux qui en ont voulu. Des centaines de jeunes, chaque jour, lui écrivent : « Cher Aznavour », « cher monsieur Aznavour », ou bien « Maître », ou encore : « Vous êtes, Monsieur Aznavour, quoique d'une autre génération, notre plainte et notre cri. Faites-nous de beaux rocks. »

Charles Aznavour prenant son père Misha dans ses bras, dans le mas de Mougins, le 23 janvier 1962.
Charles Aznavour prenant son père Misha dans ses bras, dans le mas de Mougins, le 23 janvier 1962. © Izis / Paris Match

— L'important, dit-il, c'est que, pour ces gars-là, je sois un grand frère. J'ai connu leurs angoisses, mais je n'avais pas le temps de les vivre. J'avais le Théâtre du Petit Monde, et son directeur, M. Humble. Il était fier de moi ce monsieur Humble, tu te rappelles. Maman ? Si Mme Lyre se rappelle ! Il lui avait dit :

— Votre Charles a tous les dons. Ce n'est pas comme ces petits... qu'on m'amène avec des recommandations.

Misha coupe court :

— Mon fils elle est vrai, ma fille il est bonne.

— Papa, tu vas te faire mal ! Ils s'embrassent. On sonne. La femme de charge annonce :

— Monsieur Charles, c'est le monsieur du garage New York.

Le monsieur du garage New York est déjà attablé. Gonflé de mirabelle, ce qui est merveilleux pour la vente, car il est vendeur. D'une Jaguar grise de trois millions. Un petit monstre qui stationne à la porte, visible de la cuisine et que personne ne regarde.

— Combien à l'heure 150, 160 ?

— J'ai dit trois millions. Plus neuve que neuve. On l'essaie ?

Charles signe son chèque après avoir étudié le dossier de la voiture folle. Il veut s'excuser.

— Tu comprends, m'man. Quand je traite une affaire, c'est toujours sérieux. Je ne veux pas me laisser aller à la griserie, à la grosse tête. Il faut beaucoup de vérité dans la vie.

L'oeil de Charles sur sa montre : « Il est 16 h 23, papa. »

Papa est à Tiflis, à Moscou, n'importe où. Il continue son rêve parlant et chantant :

— Otchi stratsnaïa...

« Chez lui, en Seine-et-Oise, c'est un seigneur excentrique dans son domaine : 5 hectares où il ne cultive que la chanson. Près de lui sa muse Claude Carol. » (Paris Match n°669, daté du 3 février 1962)
« Chez lui, en Seine-et-Oise, c'est un seigneur excentrique dans son domaine : 5 hectares où il ne cultive que la chanson. Près de lui sa muse Claude Carol. » (Paris Match n°669, daté du 3 février 1962) © Izis / Paris Match

Charles n'écoute pas. Dans ses yeux pareils à ceux de Misha, un cheval a passé. Un des quatre alezans qui peuplent son écurie. Sur le cheval, une fille. Elle doit s'appeler Claude. Elle a des cheveux de cinéma, des yeux de cinéma, des mains du XVIe arrondissement. Qu'est-ce qu'elle lui veut ? Et cela regarde qui ? « Les femmes, toutes au monde, sauf votre mère, n'est-ce pas Maman, c'est des monstres. Il y a aussi des monstres sacrés, c'est Jouvet qui me l'a appris, quand j'avais douze ans et qu'au théâtre de la Madeleine, dans « l'Enfance d'Henri IV », il me faisait crier : « Vive la Navarre. »

— Ma petite Patricia, ma petite mademoiselle Schmoll, ma toute petite fille. Patricia s'est serrée comme un bébé contre son père. Plus tard, quand elle aura son premier bac, et même son deuxième, elle aimerait chanter. Elle le dit, en arménien.

Charles s'est levé. Il a de longs regards- pour Misha, pour Maman Knarr, pour ce pâté de maisons provençales blanchies à la chaux où il y a place pour tous : une maison pour papa et maman, une bicoque pour Aida, un cabanon pour Patricia lorsqu'elle sera bachelière de Cannes, un autre pour n'importe qui, et la « piscine de milliardaire » où les poissons rouges ont l'air heureux.

Dans la cour, sous les treilles, déjà la Dauphine de location ronronne. Knarr abrège les adieux, c'est sa façon courageuse d'être une mère. Charles veut être gentil jusqu'au bout de sa courte visite. Il dit :

— Ici, chers parents, ce sera mon dernier havre. Alors, dans sa maigreur de vieil homme plein de connaissances, le cher vieux Misha s'est dressé. Du début des temps, en son coeur pur, est remonté un vieux dicton arménien :

— Que ce soit tard, mon fils, mais que cela finisse en douceur.


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